Texte intégral.

De quel constat partir sur la souveraineté culturelle en Afrique ?

La culture est un mot si vaste que je préfère circonscrire mon propos à la création littéraire. Il existe en Afrique de grands artistes et des écrivains de renom qui suscitent un intérêt grandissant dans le monde. Mais pour qu’un auteur africain puisse émerger, il doit être publié à Paris ou à Londres – sauf s’il vient des grandes locomotives économiques que sont l’Egypte, le Nigeria ou l’Afrique du Sud. Or, celui qui finance la production d’une œuvre d’art, même quand il ne le dit pas de manière explicite, est le véritable maître du narratif, par les choix qu’il fait, de privilégier tel ou tel sujet selon des critères qui lui sont propres. Ce sont les comités de lecture des grandes maisons d’édition qui dictent ce qui est bon, ce qui est pertinent ou tout simplement ce qui est susceptible d’intéresser leur lecorat européen en majeure partie. Des manuscrits merveilleux peuvent être adressés à des maisons d’édition qui vont les rejeter parce qu’ils ne correspondent pas aux tendances du marché. À terme, ce processus finit par créer une forme d’auto-censure et amener les écrivains soucieux de se faire publier à destiner leurs productions non plus à leurs compatriotes mais au milieu culturel des métropoles occidentales. Cela peut créer une littérature hors sol, détachée des préoccupations et de la réalité du continent.

Est-on encore dans une logique coloniale ?

Il ne faut pas galvauder le terme colonial et le décliner à toutes les sauces, sans quoi on rentre dans une forme de paranoïa. La colonisation correspond à une époque historique précise. Tout ce qui relève des rapports Nord-Sud ne s’inscrit pas tout le temps dans une logique coloniale. L’éditeur européen ou américain n’est pas nécessairement motivé par une idéologie. En tant que marchand, ce qui l’intéresse en premier lieu, c’est de vendre des livres. Il les destine à un marché de niche qui se situe non pas en Afrique mais en Occident. S’il disposait d’un marché africain susceptible d’acheter ses livres et de rendre son commerce prospère, il est certain qu’il serait beaucoup plus à l’écoute des centres d’intérêt des sociétés africaines.

Que pensez-vous de ce qu’avait écrit Ken Binyavanga Wainana, écrivain kényan, sur les clés du succès littéraire à propos du continent ?

Il avait écrit dans un texte mordant : « Ne mettez jamais l’image d’un Africain propre sur lui sur la couverture de votre livre, ou à l’intérieur, sauf si cet Africain a remporté un Prix Nobel. Une Kalachnikov, des côtes qui ressortent et des seins nus : utilisez cela. Si vous devez inclure un Africain, faites en sorte qu’il soit habillé en Masai, Zoulou ou Dogon. (…) Ne vous embêtez pas avec des descriptions précises, l’Afrique est grande : 54 pays, 900 millions de personnes qui sont trop occupées à avoir faim, mourir, se faire la guerre et émigrer pour lire votre livre ».

J’adhère entièrement à sa réflexion. Il n’est pas le seul à le dire, mais il met ici le doigt sur une situation qui fait que certains thèmes ressortent plus que d’autres : l’enfant-soldat, les maladies, la migration – on a même l’impression que tous les Africains ne rêvent que de partir – l’excision, l’islamisme, le terrorisme, la guerre, les massacres, les crimes de sang, etc. Les thèmes récurrents de la misère et du malheur ont fini par imposer une perception implacable du continent.

Tout se passe comme si la vie normale en Afrique ne représentait aucun intérêt littéraire. Ce qu’on appelle « la littérature africaine » donne l’impression qu’il ne s’y passe que des évènements extraordinaires. Il y a bien évidemment des faits graves, des famines, des guerres et des réalités sociales glauques comme partout dans le monde et qui méritent d’être racontés et représentés par des artistes de talent. Le problème n’est pas que cette littérature ne dise pas des choses vraies mais la vérité n’est pas la somme des choses vraies. Je peux prendre une caméra et ne filmer que des borgnes à Bruxelles, et tous ceux qui verront mon film en déduiront que Bruxelles est une ville de borgnes. Je n’aurai pas montré de choses fausses mais j’aurai donné une perception faussée de la ville.

Le blog « Africa is not a country » a montré que dans les éditions anglaises, un nombre incroyable de livres avaient la même couverture : un acacia sur un fond de coucher de soleil. Comme si toutes les voix d’Afrique n’avaient finalement qu’un seul imaginaire. Ce manque de diversité finit par poser problème.

La littérature ne relève pas seulement d’une chronique de l’actualité, elle est aussi un acte de création et de projection, liée au travail d’imagination dont le champ des possibles est infini. La vertu de la littérature consiste aussi à nous permettre de nous projeter, de rêver, de réenchanter le monde.

En quels termes le débat se pose-t-il dans la littérature ?

Dans une tribune publiée en 2014 dans The Guardian, l’écrivain nigérian Ben Okri posait la question de « la tyrannie mentale » qui empêcherait selon lui les écrivains noirs et africains d’atteindre « la grandeur ». Ben Okri estime que les auteurs issus du continent et de la diaspora ne devraient pas être « attendus sur l’esclavage, la pauvreté ou l’injustice raciale, car la plus grande littérature ne vient pas des sujets les plus lourds, mais de la liberté de la pensée ». Ce à quoi la romancière américaine d’origine somalienne Sofia Samatar, auteure du roman fantastique A Stranger in Olondria, répond que ces sujets sont ceux du monde dans lequel les Africains vivent. Un autre auteur nigérian, Helon Habila, a lui aussi évoqué l’effet pervers d’une fiction formatée pour certaines attentes, dans sa critique d’une nouvelle de NoViolet Bulawayo ayant remporté le Caine Prize – un prix lancé en 2000 en Grande-Bretagne par le Booker Prize pour récompenser des nouvelles écrites en anglais par des Africains. Il se demande si la « nouvelle littérature offre une représentation juste des réalités existentielles de l’Afrique, ou seulement une esthétique pour Prix Caine qui a émergé dans un vide créé par les juges, les éditeurs et les agents au fil des ans, et qui a commencé à se perpétuer ». Toute une littérature peut être tellement téléguidée et instrumentalisée qu’elle en vient à se voir rejetée par le pays dont elle est censée venir, parce qu’elle est adressée en premier à un public occidental.

Comment sortir de là ?

Il importe de trouver des fonds de création pour permettre à des éditeurs d’exister, pour qu’il y ait de la production d’œuvres depuis le continent. Celui-ci ne peut continuellement déléguer à d’autres la production de sa propre pensée.

Prenons un exemple positif. Au Nigeria, Nollywood est devenue la deuxième industrie cinématographique du monde en nombre de films produits – 2500 par an –, après l’Inde et avant les Etats-Unis. La professionnalisation de petits producteurs de rue est soutenue depuis 2013 par un fonds public, le Capacity Training Fund, doté de 3 milliards de nairas (7,4 millions d’euros). Un cercle vertueux a été créé. Le business s’est mis en branle, à un point tel que Nollywood est devenu le second employeur du pays après l’agriculture.

Au delà des question de développement d’une industrie cinématographique dynamique, au niveau du sens, le Nigeria s’est doté d’une véritable fabrique de ses propres représentations. Contrairement à la « littérature africaine » Nollywood s’adresse à la population dans ses langues maternelles. La question de la langue n’est pas un luxe. Les langues africaines permettent d’atteindre un public beaucoup plus large, et non plus seulement de s’adresser à une élite. Quand on compare Nollywood à « la littérature africaine » on se rend compte que le narratif change. Nollywood trouve son inspiration dans une imagination débridée et dans la vie de tous les jours. Les histoires d’amour y côtoient des drames sociaux, des films d’action, de l’écriture fantastique et de la science-fiction. On n’y trouve aucune trace de cet exotisme qui fait le beurre de la « littérature africaine » car les spectateurs africains ne sont nullement intéressés par cet « Afrique authentique de guerriers en pagnes dans dans la savane ». Ils savent que c’est du divertissement pour touristes. La rue africaine en a le même mépris que pour ces bibelots africains qu’on trouve dans les gares et les aéroports. Ce qui l’intéresse, c’est l’Afrique contemporaine, celle dans laquelle elle vit tous les jours. À mon sens, c’est dans ces formes locales, dans le cinéma et la musique populaire en Afrique, que se situe la véritable littérature africaine, car elle est à l’écoute, s’inspire et s’adresse à l’Afrique.

N’est-ce pas encore enfermer la fiction que de lui fixer cette assignation ?

Il n’y a pas besoin que la création littéraire s’assigne un quelconque rôle pour qu’elle soit le reflet véritable d’une situation donnée. Dans un écosystème où les créateurs sont libres de toutes contingences, toute littérature est nécessaire – fût-elle de l’art pour l’art – car elle participe à donner une claire indication de ce qui travaille une société ou une génération donnée. De toute façon, quand un artiste se met à remplir un cahier de charges, il devient soit un propagandiste soit un publicitaire. Nous ne parlons pas ici de la création littéraire qui est un exercice de liberté mais d’un financement de la création qui finit justement par son déterminisme à assigner les écrivains à une littérature de genre.

La question du récit est d’autant plus centrale que toutes les solutions qui découlent de questions mal posées ne peuvent fonctionner. Les recettes clé en mains qui proviennent d’institutions, d’ONG ou de think tanks étrangers ont fait la preuve de leur échec : elles ne partent pas des réalités des pays cibles mais d’une perception et d’une imagerie faussées. Le développement suppose un diagnostic, qui n’est pas seulement lié à des données économiques, mais aussi à des réalités sociales, culturelles, historiques, à des aspirations de la jeunesse etc. Parce qu’elle peut rendre compte de la complexité, la littérature contribue à prendre le pouls d’une société. Je pense sérieusement que nos pays ne pourront accéder à une totale indépendance que s’ils se trouvent en mesure de financer la production de leur propre pensée et de leurs représentations.

Pour comprendre l’importance du récit, observons le Rwanda. Avant la colonisation, entamée par des troupes allemandes en 1894, les Rwandais avaient une vision de leur identité structurée par un récit fondateur, un mythe d’origine avec un ancêtre commun – Gihanga. L’école coloniale a substitué ce récit par un autre qui faisait des Rwandais un peuple patchwork avec trois origines différentes. C’est sur ce récit nouveau – que les historiens appellent la théorie hamitique – que la société rwandaise s’est fracturée, au point d’aboutir pratiquement au suicide de la nation. C’est aussi ça, un génocide. Il y a toujours au cœur d’un crime idéologique une vision du monde et des hommes. On ne peut donc considérer le récit comme une question subalterne, car du roman national dépend la conscience nationale et la cohésion de la société.

Y a-t-il des initiatives intéressantes allant dans le sens d’un récit ancré sur le continent ?

Des initiatives se font jour, peut-être encore embryonnaires, mais qui marquent une prise de conscience. Par exemple, le Fonds africain pour la culture (ACF), lancé en 2017, mobilise de l’argent africain pour financer des projets culturels africains. J’ai participé au jury de sélection en 2019, et il m’a paru très sain que nous puissions choisir ces projets en fonction de leur pertinence par rapport aux enjeux du moment, tels que posés sur le continent. Quarante projets dans les arts visuels et de la scène ont été sélectionnés, pour un montant de 2,6 millions d’euros, collectés grâce à des œuvres données par des artistes africains et la contribution financières d’hommes d’affaires du continent. Les projets se voient allouer un financement de l’ordre de 10 000 dollars chacun, ce qui permet de démarrer une réelle aventure professionnelle. La formule, inventive, montre que l’Afrique peut se donner les moyens de sa politique. Au lieu d’avoir le regard de l’autre porté sur l’Afrique, l’ACF se veut à l’écoute du souci qu’ont les Africains d’être représentés dans les arts, avec des projets qui partent de leur propre vision. Travailler à l’intégration des peuples ne relève pas seulement d’une question de frontières, d’économie ou de zone de libre échange. Il s’agit aussi de donner des armes spirituelles pour dépasser les identités clivantes et les stigmates d’hier, pour permettre aux sociétés de se régénérer et aller de l’avant.

 

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